50.

La Bentley dans laquelle se trouvait Carroll rasa un mur de briques blanc et décrépit des quartiers déshérités et le contourna en ralentissant à peine. Le mur portait par endroits des traînées noires de cocktails Molotov. S’ajoutant à la clameur de la ville, les pneus à carcasse radiale du véhicule crissèrent en prenant le virage.

Un camion à plateau surgit soudain dans la ruelle étroite et sinueuse que venait d’emprunter la Bentley. Le moteur du camion s’emballa et son klaxon mugit.

Des coups de feu en rafale fusèrent de la cabine du véhicule lancé à vive allure et des balles s’abattirent en crépitant des toits des immeubles situés sur la droite de la voie exiguë.

— Une embuscade ! râla Patrick Frazier.

Qui fut aussitôt projeté violemment contre la portière, côté passager, un trou aux bords irréguliers juste au milieu du front.

Carroll ouvrit la portière à la volée et, imitant le chauffeur, se précipita hors de la Bentley, non sans avoir attrapé le récepteur, la dernière chose qui le reliait encore à Caitlin. Il se colla au flanc de la voiture. Levant les yeux, il pointa rageusement le canon de son arme vers le camion à plateau. Il ouvrit un feu nourri et parfaitement silencieux. Des impacts de balles apparurent sur la carrosserie déjà tachetée du camion.

L’un des tireurs partit à la renverse et tomba du toit rouge décoloré du camion, du sang giclant de son visage barbu et de sa gorge.

Le pistolet mitrailleur de Carroll avait été mis au point par l’armée israélienne. C’était une arme automatique, capable de décharger dans le plus parfait silence deux cent cinquante cartouches en six secondes. Les munitions étaient attirées par la chaleur corporelle. Les Israéliens et leurs ennemis le surnommaient « Mort silencieuse ».

Un robuste homme roux, le front percé d’une balle, esquissa deux pas avant de dégringoler en tournoyant du toit à bardeaux en pente d’une maison.

Carroll prit conscience de mouvements partout autour de lui.

Des gens, principalement des femmes et des enfants, sortaient en masse des immeubles bas et délabrés. Ils affluaient vers lui, au lieu de courir se mettre à l’abri. Leurs visages étaient écarlates – rouges d’une colère qui venait du cœur.

Les deux derniers terroristes du camion s’esquivèrent au milieu de la foule de femmes emmitouflées dans des robes de chambre écossaises et des vestes d’homme en loques. Ils se tapirent au milieu des enfants au minois crasseux, dont la plupart étaient encore en pyjama, ayant été arrachés à un sommeil innocent pour être confrontés, une fois de plus, à l’honneur d’un destin qu’ils n’avaient pas choisi.

Carroll mit son arme en position non automatique pour l’empêcher de se décharger accidentellement dans la foule.

— Espions anglais ! commencèrent à hurler les Irlandais attroupés, couvrant les terroristes, pour certains des parents et pour d’autres des amis.

— Putains d’espions anglais ! Allez au diable !

— Rentrez chez vous, sales British !

Carroll fendit prudemment la cohue, s’ouvrant un chemin au milieu des visages barbares et hargneux et des cris menaçants. Il tenait son pistolet mitrailleur en évidence, dont l’affreux canon noir semblait suffisamment inquiétant pour les tenir à distance pour un moment.

— Ah ! tu te sens fort avec ton flingue ! le railla une voix.

— T’es qu’un putain de dégonflé, avec ta mitraillette. Connard d’Anglais ! Salaud ! Dégueulasse !

Carroll n’entendait pas les hurlements rageurs. Une unique pensée rythmait sa marche en avant : Suis l’émetteur, suis les bips du radar. Trouve Caitlin au plus vite.

Caitlin se couvrit la tête avec les bras. Elle se débattait, se tortillant pour essayer d’échapper à l’emprise des types de l’IRA. L’air dans l’appartement était devenu si suffocant qu’il en était quasi irrespirable.

— Espèce de sale pute ! Salope ! vociféra le chef de toute sa voix.

Il beuglait à quelques centimètres du visage de Caitlin. Une radio de liaison grésillait quelque part dans la planque de l’IRA, braillant les dernières nouvelles de la rue.

— C’était un piège ! Un putain de piège ! Elle porte un émetteur, Dermot ! Il y a des voitures de flics et des soldats anglais plein la rue en bas ! Ça grouille de soldats !

Caitlin éprouva un sentiment d’impuissance extrême. Elle savait ce qu’ils allaient lui faire. Elle savait qu’ils allaient l’abattre. Elle se demanda quand ce moment de calme résigné surviendrait, ce sentiment transcendantal qu’on est censé éprouver lorsqu’on comprend qu’on va mourir.

Le chef des terroristes continuait à s’époumoner, son visage cagoulé presque collé au sien :

— Vous étiez au courant, bordel !

— Non, je ne savais pas. Je vous en prie. Je n’y comprends rien.

L’homme avança d’un bond et se campa devant les projecteurs éblouissants. Il arracha sa cagoule. Caitlin vit une barbe sale d’un blond tirant sur le roux, des fentes noires en guise d’yeux. Elle vit la gueule d’un fusil d’assaut russe SKS en gros plan…

Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle voulut demander au terroriste de ne pas tirer, de l’épargner. Elle était submergée de sensations effrayantes. Était-ce ainsi que cela se passait ? Un éclair de folle lucidité et puis la mort ; cet instant de solitude intense était-il la dernière chose qu’on emportait avec soi ?

Elle entendait mugir des sirènes de police et des ambulances et retentir des coups de feu à l’extérieur. Il régnait un désordre indescriptible.

Elle vit la porte de l’appartement s’ouvrir brutalement. Elle vit un inconnu qui brandissait un pistolet se mettre en position de tir…

Le fusil automatique braqué jusque-là sur son visage se détourna, cracha une salve. Dans un bruit qui lui rappela celui, banal, de la roulette du dentiste.

Oh non ! Oh mon Dieu, non…

Caitlin s’efforça de se tortiller et de se retourner. Une unique et impérieuse pensée résonnait dans sa tête : Enfuis-toi ! Va-t’en ! Pars !

Elle s’effondra d’un coup.

Vendredi Noir
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